L’Ordre des Choses
Vue du “soutien gorge” des Alpilles, au loin, depuis la Caravane, 2017.
Les Alpilles, Baux-de-Provence — novembre 2017.
Chaque année, quand on le peut, on va aider le père de David à récolter les olives. C’est l’occasion pour certains d’entre nous de se retrouver dans la nature avec l’idée de pouvoir lier l’effort physique à des discussions parfois hautement métaphysiques. Quelque part dans les Baux-de-Provence une petite troupe d’amis brave ainsi le mistral et la pluie chaque mois de novembre, avec en tête, la douce récompense de pouvoir s’endormir épuisé vers 22h après avoir dégusté un morceau de porc grillé et bu quelques verres de vin.
Cette année là ce fut un peu différent. Déjà parce que nous étions seulement deux, et puis, David me parlait depuis longtemps déjà de l’ancienne exploitation rizicole que son père gérait en dehors d’Arles quand il était petit. C’était un gigantesque domaine fait d’entrepôts, de mas aux styles variés et de champs à perte de vue, dans lequel l’enfant qu’il était alors pouvait s’épanouir en famille, libre et insouciant.
C’était le Mas de la Ville.
Il avait toujours l’oeil brillant à l’évocation de toutes ces histoires anciennes mais n’avait jamais osé y retourner. Sûrement la crainte de revoir ce fantôme et de ne pas le reconnaitre. Il faut dire que certaines séparations sont plus marquantes que d’autres.
C’est alors que je lui ai demandé de m’y emmener.
Une courte série de photographies et deux textes sont issues de ce séjour. Le premier tente de lier le geste à l’histoire, l’homme à la nature, bref de comprendre l’ordre des choses dans ce petit morceau de Provence. L’autre rend hommage à Frédo, le père de David.
Sur les traces de la jeunesse perdue, Mas de la Ville, 2017.
Le passé s’effrite, c’est indubitable.
Certes, il se décompose lentement dans nos mémoires, mais la nostalgie est là pour garder les meilleurs morceaux aussi intacts que possible.
Elle les maintient en vie coûte que coûte, et malgré la rouille et l’abandon, le mythe perdure. Certains endroits semblent tout particulièrement comme touchés par le mauvais oeil, et il faudrait peut-être parfois mieux les laisser pour morts.
Ils portent en eux le regret, le symbole de la fin d’une époque resplendissante, la sensation que les choses n’auront plus jamais la même saveur.
Quand on se trouve à pouvoir partager les souvenirs d’autres personnes que soi-même, ceux émanants de gens que l’on croyait déjà bien connaître, c’est alors une chance de mieux comprendre le rapport si particulier qu’entretient chacun d’eux avec le temps qui passe. On écoute les récits des uns et des autres avec attention, on s’imagine des lieux, une jeunesse disparue faite d’odeurs, de jeux et d’habitudes.
Le Mas de la Ville, 2017.
Une légende se forme, qui ressemble finalement beaucoup à celle que nous possédons tous, il n’y a plus qu’à s’en saisir.
Puis quand on a l’occasion d’entrer pour de bon dans la mécanique familiale du souvenir commun, alors toutes ces choses nous procurent des sentiments devenant de plus en plus personnels, presque tout autant qu’à ceux qui les ont réellement vécu.
Dyptique I, le Mas et les Alpilles, 2017.
Comme un fantôme, la gloire passée de l’exploitation agricole familiale n’est donc plus ce qu’elle était, mais son souvenir perdure en toute personne l’ayant autrefois connue.
La rouille et le délaissement ont achevé l’oeuvre de délabrement que le temps opère sur toutes choses quand on décide, volontairement ou pas, de les quitter.
Dyptique II, le Mas et les oliviers, 2017.
Toujours présentes en arrière plan, les Alpilles ne dépérissent pas, elles, ou du moins si lentement que c’en est imperceptible. Les premiers Hommes les ont probablement vu telles que nous les voyons aujourd’hui, stoïques comme une divinité immortelle. Elles ramènent inlassablement à elles tous ceux qui s’éloignent trop loin de la terre, comme le chien de berger aboyant aux moutons. Elles sont le phare de tous les esprits égarés épris de nostalgie aiguë. À taille presque humaine se trouvent les oliviers, petits soldats du grand rocher, qui soudent les hommes au rythme des récoltes et des saisons. Dans ce grand cercle vertueux les souvenirs du passé n’ont alors plus leur place, le présent reprend le dessus dans l’urgence de se reconnecter à la terre.
L’ordre des choses se rétablit.
Massey Ferguson, récolte 2017.
La nature survivra à toutes choses, à nous et à nos souvenirs. En attendant elle nous réapprend avec bienveillance le rythme perdu de l’action, du moment présent. L’oubli de soi au profit du groupe, la faveur du geste sur l’esprit. Nous ne sommes pas ici pour gagner de l’argent ou quoique ce soit d’autre de matériel, mais pour reprendre ce que l’on nous a confisqué à la naissance et que l’on nous force depuis lors à combler avec du vide.
La mécanique des pierres, récolte 2017.
Le Mas de la Ville, Arles, 2017.
Frédo, au calme, récolte 2016.
— Pour Frédo.
On dénote souvent cette fâcheuse habitude chez certaines personnes d’âge mûr, qui consiste à employer abusivement de grandes phrases toutes faites sur la vie. Le peu de vie restante dorénavant observée à travers le télescope plaqué or de l’expérience, tout en haut de la tour sacrée de la sagesse.
Comme si cette équation propre à chacun pouvait bien résoudre à elle seule tous nos maux existentiels de jeunes êtres immatures. L’expérience de tous devenant boule de sagesse molle qu’il faudrait suivre à la lettre comme l’unique règle du jeu de la vie.
Mais comment puis-je être bien sûr, que celui qui s’adresse à moi en ces mots chargés d’ancienneté ait bien accompli la sienne dans les standards existentiels qui sont les miens ?
Dyptique III, Frédo et les Alpilles, 2017.
Frédo n’est pas de ceux-là.
Il préfère généralement, aux longues analyses sur la vie, les blagues courtes racontées avec l’oeil vif et la mèche frisottante du petit matin. Il est dans l’action Frédo et c’est d’ailleurs son meilleur mode d’expression. Quand on l’observe assez longtemps déambuler au milieu de ses oliviers on en apprend effectivement plus sur le sens des choses qu’en écoutant n’importe qui faire une lecture de ses propres mémoires sur son lit de mort.
Dyptique IV, Frédo et son échelle, récolte 2017.
Ce n’est d’ailleurs pas qu’il ne lui serait jamais rien arrivé d’exceptionnel, bien au contraire, mais c’est que l’on peut tout aussi bien partager ses propres expériences sans nécessairement devoir les emballer dans une Tapisserie de Bayeux tricotée à sa propre gloire. Ainsi, du haut de sa caravane, quelque part dans les Baux-de-Provence, Frédo contemple l’absurdité de nos vies hyper-urbaines, enfermées dans le tourbillon de la consommation à outrance et du plaisir immédiat, dont le seul carburant provient de métiers pour lesquels un quelconque savoir-faire manuel n’a presque plus de place. Et, où la représentation habituelle de la nature est, comme une image pieuse, le plus souvent réduite à l’espace confidentiel d’un écran de téléphone portable.
Les Alpilles, 2017.
Son carburant à lui est tout autre, il récolte des olives.
Les sillons de la tranquilité, récolte 2017.
Et il en faut du carburant pour récolter des olives quand on est seul pour accomplir cette tâche, et je crois, être aussi un peu farfelu pour imaginer que celle-ci sera aisée. Tendre des filets de 10 mètres sous les arbres pour ensuite en peigner les branches pendant des heures, relève non seulement de la prouesse physique voire du châtiment corporel, mais aussi d’une forme de voyage introspectif.
La chose est souvent inattendue pour certains, l’activité provoque en effet un état méditatif chez le récoltant, qui laisse alors son esprit déambuler librement au rythme des olives tombant sur le cuir de ses propres chaussures. Une méditation hydratante autant pour l’esprit que pour les mains.
Le feu, récolte 2017.
Il faut aussi aimer la solitude je crois, celle dissociée d’Humain. Aimer se retrouver isolé quelque part au creux des Alpilles, avec pour seuls compagnons un tracteur antédiluvien et un 4x4 tuberculeux. Mais il semblerait cependant que ces oliviers aient quelque chose qui force l’attachement, le même que celui que l’on éprouve pour un animal de compagnie, auquel on se prend parfois à parler sans attendre de réponse nécessairement audible pour les oreilles. Ici c’est le mistral qui nous parle à travers eux, soufflant entre leurs solides branches le doux bruissement de l’ataraxie. À moins que ce ne soit Frédo qui arrive au loin, entonnant du Luis Mariano à tue-têtetout en se recoiffant à deux mains dans le rétroviseur de son utilitaire.
Frédo, au tri, récolte 2017.
Enfin, chaque geste employé peint un grand tout qui exprime avec bienveillance le peu de choses finalement nécessaires à l’accomplissement de soi. Il ne s’agit pas uniquement de la récolte, mais aussi de tout ce qui y est lié : le repas, la route, le groupe, la transmission, le sommeil... Les choses se mettent alors toutes seules en ordre de marche avec aisance, comme le cours d’une rivière qui coulerait depuis des siècles. Sa course finissant invariablement dans un petit bidon d’huile à la fin de l’hiver.
Le Mas de la Ville, Arles, 2017.
Cette toile est aussi belle que le décor de cette nature façonnée par la main de l’homme, à laquelle il manquerait sans doute quelque chose sans la présence de l’animal Frédo. Qui tel Monet dans son jardin de Giverny, au milieu de ses nymphéas, devait se confondre au fil du temps avec ce paysage qui l’obsédait tant, pour finir par ne faire plus qu’un avec lui...
Père et fils, récolte 2017.
Filet et peigne, récolte 2017.
Le Mas de la Ville, Arles, 2017.
Amitiés à toute la famille Audema.